• Tristana de Luis Bunuel (1970)

    Commentaire de Leïla Touati


    Le film Tristana débute avec un plan large qui compose deux petites femmes, entièrement vêtues de noir, qui avancent au milieu des imposantes murailles de Tolède. Le ciel est gris et les nuages sont bas. Les deux femmes se rendent dans un internat pour récupérer le fils, sourd et muet, de Saturna qui doit sortir maintenant qu’il est majeur. Arrivées la-bas, les deux femmes patientent sur le côté du jardin le temps que les garçons terminent une partie de football. Elles bavardent de manière à indiquer au spectateur quelle est la situation : Tristana, une jolie jeune femme de 17 ans est en deuil de ses parents et vient tout juste d’être receuillie par son oncle (qui a pour servante Saturna). Orpheline et sans héritage, elle va devoir vivre sous le joug de Don Lope, un vieux beau qui ne cesse de ressasser de belles théories socialistes.



    Puis un film se déroule sous nos yeux avec le récit du destin tragique de Tristana qui est abusée par son tuteur qui fait d’elle son enfant et sa maîtresse, qui la protège et la soumet à son désir, qui l’éduque et la fourvoie en même temps. Dans une réplique du film Don Lope lui dit : “Tu seras ma fille ou ma femme, à ma convenance !”. Malgré tout un lien se noue entre eux deux. Tristana essayera bien de partir mais quand adulte elle a une tumeur à sa jambe qu’elle doit couper, boiteuse, c’est auprès de Don Lope qu’elle décide de revenir. Alors, le lien ambigüe des premiers temps devient lien de haine réciproque, mais ça tient la route... Jusqu’à ce qu’elle finisse par l'assassiner dans son sommeil.


    Sauf que, le film se termine en revenant à la première situation : Tristana est finalement encore jeune, belle, valide et innocente. Ouf! Elle bavarde avec Saturna en regardant les jeunes hommes jouer au foot dans le jardin de l’internat. Retour à la case départ. Donc rien de ce que nous avons vu se dérouler sous nos yeux n’a eu lieu dans la réalité. Nous venons d’assister au rêve éveillé de Tristana, qui consciente de la situation de vulnérabilité dans laquelle elle se trouve, s’est raconté à elle-même son probable devenir. Dans l’Espagne du XIXème siècle, au sein d’une société patriarcale sans équivoque, que peut bien devenir une jolie jeune fille orpheline receuillie chez un vieux célibataire ? Dit comme ça, il faut être naïf pour ne pas imaginer le pire. Bunuel met en scène ici l’imaginaire d’une jeune femme qui se fait un film dans sa tête, voyant venir l’inextricable situation dans laquelle elle se trouve embarquée.


    Ce film est donc le tissage de la réflexion d’une jeune fille intelligente mêlée à du fantasme. On y trouve de la stratégie et des affects, de la malice et de la candeur, de la détermination et du laisser-aller. D’un côté, elle reste une jeune adulte, tout juste sortie de l'adolescence, qui a besoin de romanesque. C’est pour cela que l’histoire d’amour avec Horacio est un peu niaise dans le film : au détour d’un sentier, elle tombe sur un bel homme seul au milieu d’une cour, il est en train de peindre un tableau, ils se regardent et c’est le coup de foudre, etc. C’est le genre d’histoire tendre qu’une jeune fille se raconte quand elle n’a pas encore rencontré l’amour. D’un autre côté, Tristana n’est pas dupe de la gentillesse de Don Lope qui va vouloir faire d’elle sa maîtresse. Elle se raconte même que face au pire de la soumission et de l’immobilité - elle se projette quand même avec une jambe amputée - elle sera capable de tuer! 


    Mais pourquoi son fantasme contient-il cette image d’elle-même amputée d’une jambe ? Je crois que c’est justement parce qu’au début du film elle regarde des hommes qui jouent au foot dans un vaste jardin en extérieur.  Alors lui vient en tête, le strict inverse de ce qu’elle observe, qui s’articule dans ce terrible proverbe espagnol : “Une femme honnête a la jambe cassée et reste à la maison”.  C’est un proverbe qui sera énoncé par Don Lope dans le film et qui est également présent dans le roman Tristana de Galdos (qui est en partie à l’origine du scénario de ce film). Pendant la partie de football, Bunuel met en scène une vingtaine d’hommes qui tournent autour d’un ballon, tout en insistant sur les jeux de jambes que cela implique. Dans cette société patriarcale, l’homme va pouvoir se servir de ces jambes pour conquérir l’espace, jouir du dehors, avoir une vie sociale et ludique ; là où la femme est destinée à l’intérieur de la maison, clôtrée dans une vie de solitude et de labeur, qui nécessitera si peu de déplacements. 


    Ce qui enclenche ce film, qui est le rêve éveillé de Tristana, c’est donc une association d’idée qui met en contraste la condition des femmes qui est à l’opposé du mode de satisfaction des hommes tels qu’ils lui sont présentés dans la première scène. Je crois qu’elle se demande si, vraiment, “avoir la jambe coupée et rester la maison” va faire d’elle une “femme honnête” ? Prenant aux pieds de la lettre le proverbe espagnol. On voit bien qu’à l’issue de son rêve, elle conclut qu’au contraire cela fera d’elle une femme diabolique. Dans la dernière partie du film, Bunuel lui donne les attributs du diable : elle marche en boitant, même immobile elle reste désaxée et le bruit de sa prothèse en bois sur le sol semble sonner le glas (mélodie à deux cloches qui signalait l’agonie d’une personne). Elle est devenue méchante comme une teigne et la pulsion de mort rôde dans cette maison qu’elle occupe maintenant seule avec Don Lope. 



    D’une certaine façon, Tristana va jusqu’au bout de la logique du proverbe, comme si c’était un mauvais sort qui lui avait été jeté et duquel il s’agit de se dépêtrer. Elle regarde en face les conséquences de ce choix de vie docile, tout en mesurant l’énergie de sa propre disposition : elle a du tempérament et ne cédera pas sur son désir d’émancipation. Dans la première partie du film, quand l’espoir d’être heureuse est encore là, elle étudie avec sérieux et devient même une excellente pianiste. Dans la seconde partie, enfermée à la maison avec sa jambe amputée, le désespoir devient trop grand et elle s’imagine assassiner son tuteur. Après son crime, elle se dirige vers la fenêtre pour l’ouvrir en grand et enfin confronter l’infini de cet espace extérieur qui lui est interdit. Sauf que Bunuel fait un saut de perspective qui révèle Tristana depuis l’extérieur de la fenêtre et il s’avère que cette fenêtre contient des barreaux de sécurité. Alors sous cet angle, après son crime, Tristana semble plus enfermée que jamais. 



    C’est justement à partir de cette image de Tristana derrière les barreaux, que le film fait chemin arrière en quelques plans majeurs : elle handicapée lors de son mariage à l’église avec le vieux Don Lope, sa relation érotique avec le fils sourd et muet de la servante, sa rencontre amoureuse avec l’artiste peintre Horacio, sa relation incestueuse avec son tuteur, puis le retour à la réalité : elle est a côté de Saturna (la servante) dans l’internat où les jeunes jouent au foot. Les deux femmes discutent avec le prêtre puis font le chemin du retour. Tristana va donc, cette fois-ci réellement, vers sa destinée d’orpheline qui va vivre chez son oncle. Son histoire va commencer à la fin du film de Bunuel. Lui clos le film avec la même image composée qu’à son ouverture : deux petites femmes, entièrement vêtues de noir, qui avancent au milieu des imposantes murailles de Tolède. Sauf qu’il y a deux petites différences notables entre le plan du début et celui de la fin : 1) Tristana a pris ses distances avec Saturna, la servante et 2) le ciel dégagé permet d’entrevoir un éclairci au-delà des murailles. 


    Bunuel ne nous dit pas que, grâce à son imagination et sa capacité de projection dans l’avenir, Tristana va complètement se départir de son mauvais sort. Car telles les imposantes murailles de Tolède qui encerclent les deux femmes, la domination masculine est et restera là. Par contre, Bunuel nous dit quand même que réfléchir permet d’infléchir le destin. C’est un film qui déploie la capacité de calcul d’une femme, car il est également naïf de croire qu’elles se laissent plier si facilement. Sur le chemin du retour, après son rêve éveillé, elle s’est éloignée de la position de la  servante et se dirige vers l'éclairci au-delà des murailles. Grâce à cette histoire imaginaire qu’elle a su déployer avec rationalité et non sans affect, elle a eu le courage d’aller au bout de la logique d’un rapport de domination perdant/perdant. Ce scénario a eu pour fonction de lui faire comprendre que la quête de pouvoir et de vengeance ne peuvent pas être un chemin vers l’émancipation. Il s’agit maintenant pour elle d’élaborer le bon scénario pour faire en sorte de ne pas devenir une Triste-Anna !

     

    Sachant que c’est le premier film de Bunuel tourné dans l’Espagne franquiste depuis le scandale de Viridiana (1961). On peut sous-entendre, via ce film Tristana (1970), que Bunuel voit poindre à l’horizon la chute du régime autoritaire de Franco et invite le peuple espagnol à défendre son émancipation. C’est en 1977 qu’aura lieu la transition démocratique, deux ans après la mort du despote.

     








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  • House of Cards, ou les hypocrites de la civilisation

     

    Par Leïla Touati

     

    {Série TV} House of Cards, ou les hypocrites de la civilisation (2013-2018)“En réalité ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu’il ne s’étaient pas élevés aussi haut que nous l’avions pensé d’eux.” écrivait Sigmund Freud dans La désillusion causée par la guerre (paru en 1915). C’est cette question qui est brillamment mise en scène dans la série House of Cards créée par Beau Willimon et diffusée sur Netflix de 2013 à 2018. 

     

    L’incipit de la série, soit les premières images de l’épisode #1, montre un homme vêtu d’un costume très élégant qui marche, tard le soir dans la rue, accompagné de son garde du corps. Quand soudainement, une voiture percute un chien qui est propulsé sur le trottoir aux pieds des deux hommes. Nous entendons - hors champ - les cris du chien qui souffre puis Kevin Spacey qui se penche auprès de l’animal pour évaluer la situation. Rapidement, il prend la décision de se saisir de l’arme de son garde du corps pour provoquer la mort du chien. En quelques plans, voici l’illustration parfaite de la raison d’état ! Ce concept politique au nom duquel on s’autorise à violer le droit (et la morale) au nom d’un critère supérieur.

     

    Ici Kevin Spacey interprète le rôle de Frank Underwood, qui est présenté de fait comme un homme capable de cruauté tout en étant également un homme qui prend ses responsabilités. C’est à dire un homme capable de soutenir une position éthique qui peut s’écarter de la morale populaire. Tous les hommes ne sont pas capables d’agir quand il s’agit de devoir faire le mal si c’est un moindre mal. C’est la force des séries américaines je crois que de savoir nous mettre face à des problématiques philosophiques épineuses ; en proposant au spectateur de s’identifier à des personnages malfaisants bien qu’il ne soit pas si aisé de les condamner au regard des réalités auxquelles ils sont confrontés.

     

    Dans la série House of cards, il s’agit donc de voir évoluer des hommes et femmes politiques qui luttent pour accéder au pouvoir dans le cadre des règles de la Constitution des Etats-Unis ; et qui oeuvrent aussi pour le maintien de l'hégémonie américaine dans le monde. Dans ces deux cas, au niveau micro et macro, chacune des situations exposées nous permet de mesurer l’écart entre le droit et les actes ; entre la morale et la nécessité. 

     

    Mais si euthanasier un chien qui souffre trop est acceptable pour l’essentiel d’entre nous, la série va rapidement nous montrer que Frank Underwood viole le droit commun au nom d’une ambition personnelle aveugle et sans aucune considération pour le peuple américain qu’il méprise. Chez lui, le langage n’est que que pur semblant destiné à masquer l’horreur de ses actes. Dans le discours il sait fait preuve de compassion, de solidarité, voir de sagesse ; quand dans les faits il manipule, détruit les carrières de ses adversaires ou les assassine carrément quand ils deviennent trop gênants. C’est en cela qu’on pourrait le qualifier “d’hypocrite de la civilisation”. Et il n’est pas le seul car cette série télé, tout au long de ses 6 saisons, va déployer toute une série de portraits de personnalités hautement influentes (pas seulement des américains mais également des chinois, des russes ou des arabes) qui savent d’autant mieux manier les mots en public qu’ils oeuvrent avec malveillance en coulisse. Le parti pris de cette série me semble alimenter le point de vue de Freud qui écrit : “Il y a incomparablement plus d’hypocrites de la civilisation que d’hommes authentiquement civilisés [...]” puis Freud poursuit avec cette nuance : “[...] et même on peut se demander si une certaine part de cette hypocrisie n’est pas indispensable au maintien de la civilisation [...]”

     

    Incarner dans son être la raison d’état n’est pas donné à tout le monde. Ces psychologies là sont du côté de l’exception et c’est sans doute tant mieux. Néanmoins, on peut s'interroger sur ce que serait le monde sans ces individus aux prises avec le réel des frontières, de la guerre et de la mort ? Peut-être ont-ils pris au pied de la lettre le vieil adage Si vis pacem, para bellum. Si tu veux maintenir la paix, arme-toi pour la guerre…

     

    Par ailleurs, pour faire honneur à ce qu’il y a de lumineux dans la série House of Cards, il ne faudrait pas omettre de souligner la finesse avec laquelle cet animal politique est dessiné. Au cours de ses 73 épisodes, la série réussit à déployer les personnalités de 40 hommes et femmes politiques différents ; issus de toutes les origines ethniques et de toutes les classes sociales. J’invite le spectateur à ne pas trop se laisser halluciner par les personnages monstrueux que sont Frank et Claire Underwood, pour s’attacher aux personnages secondaires qui permettent d’affiner la question de la volonté de pouvoir. Car cette série télé montre également des hommes politiques honnêtes et bien intentionnés envers le peuple, des femmes ambitieuses mais soucieuses de ne pas compromettre leurs principes, des hommes animés par de profondes convictions personnelles, des femmes fortes et en quêtes de justice, etc. Finalement, des citoyens comme nous tous, confrontés aux surprises du réel au devant duquel il s’agit de savoir jongler entre idéaux et principe de réalité ; sans jamais cesser de s’ajuster aux situations particulière qui se présentent. Parce que l’éthique c’est vivant (là où la morale est figée).

     

    Ainsi, même au plus sommet de l’Etat - comme l’a si bien illustré André Gide dans son roman Les faux-monnayeurs (1925) ou William Friedkin dans son film Live and Die in LA (1985) - le vrai et faux se côtoient en permanence, l’imposteur et le légitime habitent les mêmes cercles, le bon et le mauvais se font faces en souriant avec “des dents d’une égales blancheurs”. Au vue des 40 personnages de la série House of Cards, tout un chacun peut se demander duquel il se se sent psychologiquement le plus proche ? Moi, je serai sans doute Catherine Durant...

     

     

     

    1,2 Sigmund Freud, La désillusion causée par la guerre, Payot Classiques (1915)

    3  Charles Baudelaire, Le joujou du pauvre, Le Spleen de Paris (1869)

     

     








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  • J'ADORE

    Conte de la nuit vague après la pluie - Kenji Mizoguchi (1953) Ce film est inspiré de deux contes d'Ueda Akinari, célèbre auteur japonais du 18e siècle : La Maison dans les roseaux et L’Impure Passion d’un serpent. Ce sont des histoires de fantômes. 

     

    Le film de Mizoguchi se déroule dans le Japon du 16e siècle, avec une caméra qui sait se faire réaliste - même historique parfois avec cette monstration de soldats affamés par exemple -  jusqu’à ce qu’elle bascule soudainement dans le surnaturel, dans l'irréel de ce moment où le personnage principal du film (le potier) rencontre un fantôme.

     

    Le potier est un humble villageois qui travaille la terre avec du feu pour faire des coupes, des assiettes et autres vaisselles. Constamment affairé avec sa femme autour de son four où cuisent les poteries, il fabrique des objets utiles, domestiques. Sauf qu’il aimerait tirer plus de bénéfices de son savoir-faire en allant vers la ville pour faire fortune ; à moins que ce qui l’attire vers la grande ville ce soit l’idée de passer du statut d’artisan au statut d’artiste. Dans la maison aristocratique sa simple coupe de céramique devient une oeuvre d’art. Le potier représente l’artiste qui poursuit son rêve d’idéalisation. Quand sa poterie n’est plus seulement utile mais est appréciée pour sa beauté. C’est ce désir intérieur qui le pousse à conquérir d’autres territoires et à quitter son village. 

     

    Dans sa course vers le beau, le potier doit délaisser sa femme réelle qui est trop simple pour vétir un luxueux kimono. Une scène du film montre le potier qui admire des kimonos dans un magasin tout en sachant qu’une autre femme, plus belle, plus idéale pourrait le vêtir. C’est alors qu’apparait cette femme aristocrate d’une grande beauté. C’est une sorte de déesse à qui tout geste de quotidienneté est absolument interdit : elle joue, elle chante, elle danse… Et Mizoguchi la met en scène avec un maquillage très appuyé. Elle est très artificielle. Sa beauté n’est que pur apparât, pur extériorité. Elle n’a aucune réalité intérieure. Elle est immatérielle comme un fantôme. Ce fantome est le désir d’idéal du potier qui l’oblige à tourner le dos à sa paysane de femme. Sauf qu’il est difficile de croire que cette femme riche et belle aime cet humble potier. C’est cette relation incroyable qui nous plonge dans le sentiment d’étrangeté, dans un monde fantomatique. 

     

    Sauf qu’après avoir épuisé les plaisirs explicitement érotiques dans ce film de Mizogushi, le potier se prend a rêver de retrouvailles avec sa femme. Il se souvient quand tant de fois il s’endormait bercer par le bruit de sa femme encore au travail autour du four. Il se rend compte que c’est cette femme réelle qu’il aime, et qu’après ce moment d’exil, son désir est de rentré dans son vilage pour retrouver son humble vie de potier. La terre est pour Mizoguchi est un élément qui réunit les forces vives de la vie, du réel et du sens commun. 

     

    Pour conclure, Mizogushi a montré dans ce film des phénomènes inconsicents, qui à cette époque au Japon n’avait pas d’objectivité possible dans la réalité. Un simple potier de village qui rêve d’épouser une belle aristocrate est un désir qui relève du fantasme. Désir inconscient caché au individu eux-même, qui ne peut se négocier socialement qu’à l’insu même des protagonistes. 

     

     

     

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  • 12 jours - de Raymond Depardon (2017)

    Paru dans la Revue Horizon n°63 : La psychiatrie à la rue

    Article de Leïla Touati, sous la direction de Clément Fromentin, 2019

    Raymond Depardon, maître du film documentaire, est connu pour la mise en place de dispositifs minimalistes lui permettant de mettre face à face institutions et personnes en marge de la société. Il film ainsi le quotidien de policiers du commissariat du 5ème arrondissement de Paris dans Faits divers (1983) puis de prévenus d'actes de petite délinquance brutalement confrontés à la machine judiciaire dans Délits Flagrants (1994). Il s'intéresse aussi particulièrement à la psychiatrie qu’il explore de manière poétique dans San Clemente (1980) quand il filme des patients qui déambulent dans un ancien monastère converti en asile, puis de manière plus brutale et extravertie quand il montre des malades en état de crise dans Urgences (1988). Dans son dernier film 12 jours sorti en 2017, il s'agit à nouveau de montrer le corps judiciaire dans sa confrontation avec des patients en hôpital psychiatrique, mais d’une manière sans doute plus politique. Les nouvelles lois de 2013 obligent l’hôpital à présenter tout interné du fait d’une décision d’un tiers, sans consentement du patient, à un juge des libertés et de la détention (JLD) dans les douze jours qui suivent leur internement. C'est dans ce contexte que Depardon va saisir un moment de dialogue entre le présumé psychotique et le juge d’instruction, entre l'irrationnel et la raison pratique, entre le marginalisé et la République. Mais y a-t-il vraiment un échange possible ? Un jugement possible ?

    Lors de l'entretien d'audience, un simple bureau sépare le juge et la personne internée. La caméra se trouve à quelques mètres et à égale distance l'un de l'autre. Le spectateur n'est ni du côté du juge, ni du côté du patient. Aucun des deux protagonistes n'est plus grand que l'autre dans le cadre. Aucun montage n'avantage l'un sur l'autre dans le temps. Et, avant que toute parole ne soit prononcée, rien dans les visages montrés en gros plan ne permet de distinguer l’homme juge de l’homme en passe d’être jugé. Deux êtres humains se font face, et vont devoir échanger pour déterminer si cet internement est justifié ou non. Le juge n'est pas psychiatre mais dispose d'un dossier médico-légale, et il va écouter un avocat présent pour défendre le souhait du patient qui souvent demande sa liberté. Tous les hommes et femmes internés montrés dans ce documentaire vont être maintenus en hospitalisation forcée à l’issue de l’audience, car ce sera la décision rédigée par un psychiatre - figure hors champ du film - qui fera finalement autorité à chaque fois.

    Le début de chaque entretien est cordial, et le laps de temps d'un échange de paroles banales, le spectateur peut espérer que l’individu hospitalisé sous contrainte ne soit pas si déséquilibré que ça et qu'il puisse être libéré. Pourtant, force est de constater, à mesure que l'entretien évolue, que le dialogue devient de plus en plus incongru, parce que le discours du patient dérape, parce que ses phrases finissent par se perdre dans des représentations imaginaires et douloureuses : une jeune fille se plaint d'être téléguidée à distance par une femme jalouse d'elle ; une autre se sent persécutée dans le cadre de son travail chez un opérateur télécom ; un homme raconte froidement se préparer pour être le futur président de la République, quand un autre parle d'armes à feu et de forces terroristes qui l'obsèdent. Chaque complainte résonne avec le malaise de la société, comme si ces êtres en souffrance s’étaient laissés traverser par les maladies de l'époque. De la mort du père à l’aliénation aux réseaux sociaux, en passant par l’intégrisme religieux, le burn out au travail ou la mégalomanie narcissique, Raymond Depardon le souligne lui-même : « En réalisant ce film en marge de notre société, on produit une photographie assez précise des 60 millions de Français. Depuis la marge, on voit bien la société française d’aujourd’hui » (1).

    Les personnes internées sont de toutes les origines culturelles, de tous les âges et de toutes les classes sociales. Elles ont en commun une détresse fondamentale qui leur a fait perdre pied avec la réalité. La confrontation avec le juge est a priori inégale mais toutes vont se prêter au jeu du dialogue avec un certain courage. Les juges parlent parfois dans un jargon technique « – Vous présentez des risques d’hétéro-criminalité » dit l'un. « – Hétéro quoi ? » répond l'interné. D’autres juges vont simplifier leurs questions tant les réponses sont inattendues. Les deux discours, celui du présumé fou et celui du juge, se croisent en écho sans pouvoir s’organiser. Il ne subsiste qu’une sorte de non dialogue, qui traduit un sentiment d’indicible mais qui peut aussi rappeler l’échec d’un certain mode de communication d’aujourd’hui: quand les discours unilatéraux annulent toute possibilité de discussion.

    Il y a un peu de posture dans l'attitude des institutionnels, acteurs habitués du cérémonial du jugement. A contrario, il y a une hyper exigence d’authenticité de la part de celui qui se cogne au réel et qui ne peut rien en dire. Peu à peu, le délire du patient fissure la comédie des juges et des avocats déconcertés par le hors-discours de la psychose et les visages captés en gros plan trahissent l'émotion et le désarroi des institutionnels. De leur côté les patients semble tentés de s’éloigner de leur vérité pour essayer d'amadouer les juges et gagner leur liberté. Par cette mise en scène du contraste entre vérités impossibles et fictions conventionnelles du jeu social, le film de Depardon permet d’apercevoir un dérèglement possible des discours et des rôles.

    Au début du film, Depardon montre le silence qui habite les couloirs de l’hôpital psychiatrique, avant que ne surgissent ces instants de paroles lors de l’audience. A l'instar de la psychanalyse qui propose de libérer la parole qui se trouve derrière nos silences. Silences derrière lesquels se trouve un cri, c’est à dire une plainte. Autrement dit par Lacan : « littéralement le cri semble provoquer le silence, et s’y abolissant, il est sensible qu’il le cause, il le fait surgir, il lui permet de tenir la note. C'est le cri qui le soutient, et non le silence le cri » (2). Par cette expérience cinématographique, il a été question de regarder ce que personne ne veut entendre : le discours d’hommes et de femmes égarés dans une douloureuse folie. Et si la parole du « fou » est criante, certaines violences sociétales sont sourdes : elles n’entendent pas les souffrances qu’elles engendrent. Raymond Depardon signe ici un film politique, qui nous indique ce contre quoi nous devrons continuer de résister, et ceux qu’il ne faut pas cesser d’écouter. Il redonne de la valeur à la parole du fou, en tirant les conséquences du dit de Foucault qui ouvre le film : « de l'homme à l'homme vrai, le chemin passe par le fou » (3).

    (1) Entretien avec Raymond Depardon, et Claudine Nougaret, propos recueillis par Jonathan Chalier, et Emmanuel Delille, La beauté des Humiliés, Editions Esprit | « Esprit » 2018/1 Janvier-Fevrier | pages 228 à 234

    (2) Jacques Lacan, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, la leçon du 17 mars 1965, p 234, séance du 17 mars 1965. 3 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Editions du Seuil, Paris, p. 234 4

    (3) Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, 1961, Gallimard

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  • J'AIME BIEN

    Never Rarely Sometimes Always - Eliza Hittman (2020)

     

     

     

     

     

     

     

     

    Film indépendant qui retrace la galère d'une jeune fille qui souhaite se faire avorter dans l'Amérique contemporaine. Sans pouvoir le dire à sa mère, sans argent pour aller dans une clinique à New-York, manipulée par les associations anti-avortements de sa ville et sans le soutien du père (un jeune adolescent inconscient). C'est grâce au dévouement, voir au sacrifice même, d'une cousine qu'elle pourra aller au bout de son choix de ne pas être mère. 

    Si ce film n'approche pas la question d'une manière très originale, le ton est assez juste et pudique : sans trop de pathos, sans trop de précisions cliniques sur l'opération. On peut quand même souligner ce regard profondément féminin sur la question du corps de la femme. Sans doute qu'un homme ne pourrait pas faire ce film là !

    A voir, pour tous les jeunes hommes et femmes pour sa dimension pédagogique.

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