• 12 jours - de Raymond Depardon (2017)

    12 jours - de Raymond Depardon (2017)

    Paru dans la Revue Horizon n°63 : La psychiatrie à la rue

    Article de Leïla Touati, sous la direction de Clément Fromentin, 2019

    Raymond Depardon, maître du film documentaire, est connu pour la mise en place de dispositifs minimalistes lui permettant de mettre face à face institutions et personnes en marge de la société. Il film ainsi le quotidien de policiers du commissariat du 5ème arrondissement de Paris dans Faits divers (1983) puis de prévenus d'actes de petite délinquance brutalement confrontés à la machine judiciaire dans Délits Flagrants (1994). Il s'intéresse aussi particulièrement à la psychiatrie qu’il explore de manière poétique dans San Clemente (1980) quand il filme des patients qui déambulent dans un ancien monastère converti en asile, puis de manière plus brutale et extravertie quand il montre des malades en état de crise dans Urgences (1988). Dans son dernier film 12 jours sorti en 2017, il s'agit à nouveau de montrer le corps judiciaire dans sa confrontation avec des patients en hôpital psychiatrique, mais d’une manière sans doute plus politique. Les nouvelles lois de 2013 obligent l’hôpital à présenter tout interné du fait d’une décision d’un tiers, sans consentement du patient, à un juge des libertés et de la détention (JLD) dans les douze jours qui suivent leur internement. C'est dans ce contexte que Depardon va saisir un moment de dialogue entre le présumé psychotique et le juge d’instruction, entre l'irrationnel et la raison pratique, entre le marginalisé et la République. Mais y a-t-il vraiment un échange possible ? Un jugement possible ?

    Lors de l'entretien d'audience, un simple bureau sépare le juge et la personne internée. La caméra se trouve à quelques mètres et à égale distance l'un de l'autre. Le spectateur n'est ni du côté du juge, ni du côté du patient. Aucun des deux protagonistes n'est plus grand que l'autre dans le cadre. Aucun montage n'avantage l'un sur l'autre dans le temps. Et, avant que toute parole ne soit prononcée, rien dans les visages montrés en gros plan ne permet de distinguer l’homme juge de l’homme en passe d’être jugé. Deux êtres humains se font face, et vont devoir échanger pour déterminer si cet internement est justifié ou non. Le juge n'est pas psychiatre mais dispose d'un dossier médico-légale, et il va écouter un avocat présent pour défendre le souhait du patient qui souvent demande sa liberté. Tous les hommes et femmes internés montrés dans ce documentaire vont être maintenus en hospitalisation forcée à l’issue de l’audience, car ce sera la décision rédigée par un psychiatre - figure hors champ du film - qui fera finalement autorité à chaque fois.

    Le début de chaque entretien est cordial, et le laps de temps d'un échange de paroles banales, le spectateur peut espérer que l’individu hospitalisé sous contrainte ne soit pas si déséquilibré que ça et qu'il puisse être libéré. Pourtant, force est de constater, à mesure que l'entretien évolue, que le dialogue devient de plus en plus incongru, parce que le discours du patient dérape, parce que ses phrases finissent par se perdre dans des représentations imaginaires et douloureuses : une jeune fille se plaint d'être téléguidée à distance par une femme jalouse d'elle ; une autre se sent persécutée dans le cadre de son travail chez un opérateur télécom ; un homme raconte froidement se préparer pour être le futur président de la République, quand un autre parle d'armes à feu et de forces terroristes qui l'obsèdent. Chaque complainte résonne avec le malaise de la société, comme si ces êtres en souffrance s’étaient laissés traverser par les maladies de l'époque. De la mort du père à l’aliénation aux réseaux sociaux, en passant par l’intégrisme religieux, le burn out au travail ou la mégalomanie narcissique, Raymond Depardon le souligne lui-même : « En réalisant ce film en marge de notre société, on produit une photographie assez précise des 60 millions de Français. Depuis la marge, on voit bien la société française d’aujourd’hui » (1).

    Les personnes internées sont de toutes les origines culturelles, de tous les âges et de toutes les classes sociales. Elles ont en commun une détresse fondamentale qui leur a fait perdre pied avec la réalité. La confrontation avec le juge est a priori inégale mais toutes vont se prêter au jeu du dialogue avec un certain courage. Les juges parlent parfois dans un jargon technique « – Vous présentez des risques d’hétéro-criminalité » dit l'un. « – Hétéro quoi ? » répond l'interné. D’autres juges vont simplifier leurs questions tant les réponses sont inattendues. Les deux discours, celui du présumé fou et celui du juge, se croisent en écho sans pouvoir s’organiser. Il ne subsiste qu’une sorte de non dialogue, qui traduit un sentiment d’indicible mais qui peut aussi rappeler l’échec d’un certain mode de communication d’aujourd’hui: quand les discours unilatéraux annulent toute possibilité de discussion.

    Il y a un peu de posture dans l'attitude des institutionnels, acteurs habitués du cérémonial du jugement. A contrario, il y a une hyper exigence d’authenticité de la part de celui qui se cogne au réel et qui ne peut rien en dire. Peu à peu, le délire du patient fissure la comédie des juges et des avocats déconcertés par le hors-discours de la psychose et les visages captés en gros plan trahissent l'émotion et le désarroi des institutionnels. De leur côté les patients semble tentés de s’éloigner de leur vérité pour essayer d'amadouer les juges et gagner leur liberté. Par cette mise en scène du contraste entre vérités impossibles et fictions conventionnelles du jeu social, le film de Depardon permet d’apercevoir un dérèglement possible des discours et des rôles.

    Au début du film, Depardon montre le silence qui habite les couloirs de l’hôpital psychiatrique, avant que ne surgissent ces instants de paroles lors de l’audience. A l'instar de la psychanalyse qui propose de libérer la parole qui se trouve derrière nos silences. Silences derrière lesquels se trouve un cri, c’est à dire une plainte. Autrement dit par Lacan : « littéralement le cri semble provoquer le silence, et s’y abolissant, il est sensible qu’il le cause, il le fait surgir, il lui permet de tenir la note. C'est le cri qui le soutient, et non le silence le cri » (2). Par cette expérience cinématographique, il a été question de regarder ce que personne ne veut entendre : le discours d’hommes et de femmes égarés dans une douloureuse folie. Et si la parole du « fou » est criante, certaines violences sociétales sont sourdes : elles n’entendent pas les souffrances qu’elles engendrent. Raymond Depardon signe ici un film politique, qui nous indique ce contre quoi nous devrons continuer de résister, et ceux qu’il ne faut pas cesser d’écouter. Il redonne de la valeur à la parole du fou, en tirant les conséquences du dit de Foucault qui ouvre le film : « de l'homme à l'homme vrai, le chemin passe par le fou » (3).

    (1) Entretien avec Raymond Depardon, et Claudine Nougaret, propos recueillis par Jonathan Chalier, et Emmanuel Delille, La beauté des Humiliés, Editions Esprit | « Esprit » 2018/1 Janvier-Fevrier | pages 228 à 234

    (2) Jacques Lacan, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, la leçon du 17 mars 1965, p 234, séance du 17 mars 1965. 3 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Editions du Seuil, Paris, p. 234 4

    (3) Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, 1961, Gallimard

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  • Commentaires

    1
    Nigel Cole
    Vendredi 25 Août 2023 à 12:21

    Pour la plupart des gens, les montagnes sont quelque chose de majestueux, mais loin de la vie quotidienne, c'est-à-dire une harmonie parfaite. Le cinéma https://coflix-tv.co/ est quelque chose qu'une personne doit étudier et comprendre...

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