• Tristana - Luis Bunuel (1970)

    Tristana de Luis Bunuel (1970)

    Commentaire de Leïla Touati


    Le film Tristana débute avec un plan large qui compose deux petites femmes, entièrement vêtues de noir, qui avancent au milieu des imposantes murailles de Tolède. Le ciel est gris et les nuages sont bas. Les deux femmes se rendent dans un internat pour récupérer le fils, sourd et muet, de Saturna qui doit sortir maintenant qu’il est majeur. Arrivées la-bas, les deux femmes patientent sur le côté du jardin le temps que les garçons terminent une partie de football. Elles bavardent de manière à indiquer au spectateur quelle est la situation : Tristana, une jolie jeune femme de 17 ans est en deuil de ses parents et vient tout juste d’être receuillie par son oncle (qui a pour servante Saturna). Orpheline et sans héritage, elle va devoir vivre sous le joug de Don Lope, un vieux beau qui ne cesse de ressasser de belles théories socialistes.



    Puis un film se déroule sous nos yeux avec le récit du destin tragique de Tristana qui est abusée par son tuteur qui fait d’elle son enfant et sa maîtresse, qui la protège et la soumet à son désir, qui l’éduque et la fourvoie en même temps. Dans une réplique du film Don Lope lui dit : “Tu seras ma fille ou ma femme, à ma convenance !”. Malgré tout un lien se noue entre eux deux. Tristana essayera bien de partir mais quand adulte elle a une tumeur à sa jambe qu’elle doit couper, boiteuse, c’est auprès de Don Lope qu’elle décide de revenir. Alors, le lien ambigüe des premiers temps devient lien de haine réciproque, mais ça tient la route... Jusqu’à ce qu’elle finisse par l'assassiner dans son sommeil.


    Sauf que, le film se termine en revenant à la première situation : Tristana est finalement encore jeune, belle, valide et innocente. Ouf! Elle bavarde avec Saturna en regardant les jeunes hommes jouer au foot dans le jardin de l’internat. Retour à la case départ. Donc rien de ce que nous avons vu se dérouler sous nos yeux n’a eu lieu dans la réalité. Nous venons d’assister au rêve éveillé de Tristana, qui consciente de la situation de vulnérabilité dans laquelle elle se trouve, s’est raconté à elle-même son probable devenir. Dans l’Espagne du XIXème siècle, au sein d’une société patriarcale sans équivoque, que peut bien devenir une jolie jeune fille orpheline receuillie chez un vieux célibataire ? Dit comme ça, il faut être naïf pour ne pas imaginer le pire. Bunuel met en scène ici l’imaginaire d’une jeune femme qui se fait un film dans sa tête, voyant venir l’inextricable situation dans laquelle elle se trouve embarquée.


    Ce film est donc le tissage de la réflexion d’une jeune fille intelligente mêlée à du fantasme. On y trouve de la stratégie et des affects, de la malice et de la candeur, de la détermination et du laisser-aller. D’un côté, elle reste une jeune adulte, tout juste sortie de l'adolescence, qui a besoin de romanesque. C’est pour cela que l’histoire d’amour avec Horacio est un peu niaise dans le film : au détour d’un sentier, elle tombe sur un bel homme seul au milieu d’une cour, il est en train de peindre un tableau, ils se regardent et c’est le coup de foudre, etc. C’est le genre d’histoire tendre qu’une jeune fille se raconte quand elle n’a pas encore rencontré l’amour. D’un autre côté, Tristana n’est pas dupe de la gentillesse de Don Lope qui va vouloir faire d’elle sa maîtresse. Elle se raconte même que face au pire de la soumission et de l’immobilité - elle se projette quand même avec une jambe amputée - elle sera capable de tuer! 


    Mais pourquoi son fantasme contient-il cette image d’elle-même amputée d’une jambe ? Je crois que c’est justement parce qu’au début du film elle regarde des hommes qui jouent au foot dans un vaste jardin en extérieur.  Alors lui vient en tête, le strict inverse de ce qu’elle observe, qui s’articule dans ce terrible proverbe espagnol : “Une femme honnête a la jambe cassée et reste à la maison”.  C’est un proverbe qui sera énoncé par Don Lope dans le film et qui est également présent dans le roman Tristana de Galdos (qui est en partie à l’origine du scénario de ce film). Pendant la partie de football, Bunuel met en scène une vingtaine d’hommes qui tournent autour d’un ballon, tout en insistant sur les jeux de jambes que cela implique. Dans cette société patriarcale, l’homme va pouvoir se servir de ces jambes pour conquérir l’espace, jouir du dehors, avoir une vie sociale et ludique ; là où la femme est destinée à l’intérieur de la maison, clôtrée dans une vie de solitude et de labeur, qui nécessitera si peu de déplacements. 


    Ce qui enclenche ce film, qui est le rêve éveillé de Tristana, c’est donc une association d’idée qui met en contraste la condition des femmes qui est à l’opposé du mode de satisfaction des hommes tels qu’ils lui sont présentés dans la première scène. Je crois qu’elle se demande si, vraiment, “avoir la jambe coupée et rester la maison” va faire d’elle une “femme honnête” ? Prenant aux pieds de la lettre le proverbe espagnol. On voit bien qu’à l’issue de son rêve, elle conclut qu’au contraire cela fera d’elle une femme diabolique. Dans la dernière partie du film, Bunuel lui donne les attributs du diable : elle marche en boitant, même immobile elle reste désaxée et le bruit de sa prothèse en bois sur le sol semble sonner le glas (mélodie à deux cloches qui signalait l’agonie d’une personne). Elle est devenue méchante comme une teigne et la pulsion de mort rôde dans cette maison qu’elle occupe maintenant seule avec Don Lope. 



    D’une certaine façon, Tristana va jusqu’au bout de la logique du proverbe, comme si c’était un mauvais sort qui lui avait été jeté et duquel il s’agit de se dépêtrer. Elle regarde en face les conséquences de ce choix de vie docile, tout en mesurant l’énergie de sa propre disposition : elle a du tempérament et ne cédera pas sur son désir d’émancipation. Dans la première partie du film, quand l’espoir d’être heureuse est encore là, elle étudie avec sérieux et devient même une excellente pianiste. Dans la seconde partie, enfermée à la maison avec sa jambe amputée, le désespoir devient trop grand et elle s’imagine assassiner son tuteur. Après son crime, elle se dirige vers la fenêtre pour l’ouvrir en grand et enfin confronter l’infini de cet espace extérieur qui lui est interdit. Sauf que Bunuel fait un saut de perspective qui révèle Tristana depuis l’extérieur de la fenêtre et il s’avère que cette fenêtre contient des barreaux de sécurité. Alors sous cet angle, après son crime, Tristana semble plus enfermée que jamais. 



    C’est justement à partir de cette image de Tristana derrière les barreaux, que le film fait chemin arrière en quelques plans majeurs : elle handicapée lors de son mariage à l’église avec le vieux Don Lope, sa relation érotique avec le fils sourd et muet de la servante, sa rencontre amoureuse avec l’artiste peintre Horacio, sa relation incestueuse avec son tuteur, puis le retour à la réalité : elle est a côté de Saturna (la servante) dans l’internat où les jeunes jouent au foot. Les deux femmes discutent avec le prêtre puis font le chemin du retour. Tristana va donc, cette fois-ci réellement, vers sa destinée d’orpheline qui va vivre chez son oncle. Son histoire va commencer à la fin du film de Bunuel. Lui clos le film avec la même image composée qu’à son ouverture : deux petites femmes, entièrement vêtues de noir, qui avancent au milieu des imposantes murailles de Tolède. Sauf qu’il y a deux petites différences notables entre le plan du début et celui de la fin : 1) Tristana a pris ses distances avec Saturna, la servante et 2) le ciel dégagé permet d’entrevoir un éclairci au-delà des murailles. 


    Bunuel ne nous dit pas que, grâce à son imagination et sa capacité de projection dans l’avenir, Tristana va complètement se départir de son mauvais sort. Car telles les imposantes murailles de Tolède qui encerclent les deux femmes, la domination masculine est et restera là. Par contre, Bunuel nous dit quand même que réfléchir permet d’infléchir le destin. C’est un film qui déploie la capacité de calcul d’une femme, car il est également naïf de croire qu’elles se laissent plier si facilement. Sur le chemin du retour, après son rêve éveillé, elle s’est éloignée de la position de la  servante et se dirige vers l'éclairci au-delà des murailles. Grâce à cette histoire imaginaire qu’elle a su déployer avec rationalité et non sans affect, elle a eu le courage d’aller au bout de la logique d’un rapport de domination perdant/perdant. Ce scénario a eu pour fonction de lui faire comprendre que la quête de pouvoir et de vengeance ne peuvent pas être un chemin vers l’émancipation. Il s’agit maintenant pour elle d’élaborer le bon scénario pour faire en sorte de ne pas devenir une Triste-Anna !

     

    Sachant que c’est le premier film de Bunuel tourné dans l’Espagne franquiste depuis le scandale de Viridiana (1961). On peut sous-entendre, via ce film Tristana (1970), que Bunuel voit poindre à l’horizon la chute du régime autoritaire de Franco et invite le peuple espagnol à défendre son émancipation. C’est en 1977 qu’aura lieu la transition démocratique, deux ans après la mort du despote.

     








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  • Commentaires

    1
    Michael
    Vendredi 9 Septembre 2022 à 16:27

    Celui qui vit pour les autres - pour son pays, pour une femme, pour la créativité, pour les affamés ou les persécutés - oublie, comme par enchantement, sa nostalgie et les petits tracas de la vie. C'est de ça qu'il s'agit dans https://yapeol.co/ ce film ? 

     

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