• 12 jours - de Raymond Depardon (2017)

    Paru dans la Revue Horizon n°63 : La psychiatrie à la rue

    Article de Leïla Touati, sous la direction de Clément Fromentin, 2019

    Raymond Depardon, maître du film documentaire, est connu pour la mise en place de dispositifs minimalistes lui permettant de mettre face à face institutions et personnes en marge de la société. Il film ainsi le quotidien de policiers du commissariat du 5ème arrondissement de Paris dans Faits divers (1983) puis de prévenus d'actes de petite délinquance brutalement confrontés à la machine judiciaire dans Délits Flagrants (1994). Il s'intéresse aussi particulièrement à la psychiatrie qu’il explore de manière poétique dans San Clemente (1980) quand il filme des patients qui déambulent dans un ancien monastère converti en asile, puis de manière plus brutale et extravertie quand il montre des malades en état de crise dans Urgences (1988). Dans son dernier film 12 jours sorti en 2017, il s'agit à nouveau de montrer le corps judiciaire dans sa confrontation avec des patients en hôpital psychiatrique, mais d’une manière sans doute plus politique. Les nouvelles lois de 2013 obligent l’hôpital à présenter tout interné du fait d’une décision d’un tiers, sans consentement du patient, à un juge des libertés et de la détention (JLD) dans les douze jours qui suivent leur internement. C'est dans ce contexte que Depardon va saisir un moment de dialogue entre le présumé psychotique et le juge d’instruction, entre l'irrationnel et la raison pratique, entre le marginalisé et la République. Mais y a-t-il vraiment un échange possible ? Un jugement possible ?

    Lors de l'entretien d'audience, un simple bureau sépare le juge et la personne internée. La caméra se trouve à quelques mètres et à égale distance l'un de l'autre. Le spectateur n'est ni du côté du juge, ni du côté du patient. Aucun des deux protagonistes n'est plus grand que l'autre dans le cadre. Aucun montage n'avantage l'un sur l'autre dans le temps. Et, avant que toute parole ne soit prononcée, rien dans les visages montrés en gros plan ne permet de distinguer l’homme juge de l’homme en passe d’être jugé. Deux êtres humains se font face, et vont devoir échanger pour déterminer si cet internement est justifié ou non. Le juge n'est pas psychiatre mais dispose d'un dossier médico-légale, et il va écouter un avocat présent pour défendre le souhait du patient qui souvent demande sa liberté. Tous les hommes et femmes internés montrés dans ce documentaire vont être maintenus en hospitalisation forcée à l’issue de l’audience, car ce sera la décision rédigée par un psychiatre - figure hors champ du film - qui fera finalement autorité à chaque fois.

    Le début de chaque entretien est cordial, et le laps de temps d'un échange de paroles banales, le spectateur peut espérer que l’individu hospitalisé sous contrainte ne soit pas si déséquilibré que ça et qu'il puisse être libéré. Pourtant, force est de constater, à mesure que l'entretien évolue, que le dialogue devient de plus en plus incongru, parce que le discours du patient dérape, parce que ses phrases finissent par se perdre dans des représentations imaginaires et douloureuses : une jeune fille se plaint d'être téléguidée à distance par une femme jalouse d'elle ; une autre se sent persécutée dans le cadre de son travail chez un opérateur télécom ; un homme raconte froidement se préparer pour être le futur président de la République, quand un autre parle d'armes à feu et de forces terroristes qui l'obsèdent. Chaque complainte résonne avec le malaise de la société, comme si ces êtres en souffrance s’étaient laissés traverser par les maladies de l'époque. De la mort du père à l’aliénation aux réseaux sociaux, en passant par l’intégrisme religieux, le burn out au travail ou la mégalomanie narcissique, Raymond Depardon le souligne lui-même : « En réalisant ce film en marge de notre société, on produit une photographie assez précise des 60 millions de Français. Depuis la marge, on voit bien la société française d’aujourd’hui » (1).

    Les personnes internées sont de toutes les origines culturelles, de tous les âges et de toutes les classes sociales. Elles ont en commun une détresse fondamentale qui leur a fait perdre pied avec la réalité. La confrontation avec le juge est a priori inégale mais toutes vont se prêter au jeu du dialogue avec un certain courage. Les juges parlent parfois dans un jargon technique « – Vous présentez des risques d’hétéro-criminalité » dit l'un. « – Hétéro quoi ? » répond l'interné. D’autres juges vont simplifier leurs questions tant les réponses sont inattendues. Les deux discours, celui du présumé fou et celui du juge, se croisent en écho sans pouvoir s’organiser. Il ne subsiste qu’une sorte de non dialogue, qui traduit un sentiment d’indicible mais qui peut aussi rappeler l’échec d’un certain mode de communication d’aujourd’hui: quand les discours unilatéraux annulent toute possibilité de discussion.

    Il y a un peu de posture dans l'attitude des institutionnels, acteurs habitués du cérémonial du jugement. A contrario, il y a une hyper exigence d’authenticité de la part de celui qui se cogne au réel et qui ne peut rien en dire. Peu à peu, le délire du patient fissure la comédie des juges et des avocats déconcertés par le hors-discours de la psychose et les visages captés en gros plan trahissent l'émotion et le désarroi des institutionnels. De leur côté les patients semble tentés de s’éloigner de leur vérité pour essayer d'amadouer les juges et gagner leur liberté. Par cette mise en scène du contraste entre vérités impossibles et fictions conventionnelles du jeu social, le film de Depardon permet d’apercevoir un dérèglement possible des discours et des rôles.

    Au début du film, Depardon montre le silence qui habite les couloirs de l’hôpital psychiatrique, avant que ne surgissent ces instants de paroles lors de l’audience. A l'instar de la psychanalyse qui propose de libérer la parole qui se trouve derrière nos silences. Silences derrière lesquels se trouve un cri, c’est à dire une plainte. Autrement dit par Lacan : « littéralement le cri semble provoquer le silence, et s’y abolissant, il est sensible qu’il le cause, il le fait surgir, il lui permet de tenir la note. C'est le cri qui le soutient, et non le silence le cri » (2). Par cette expérience cinématographique, il a été question de regarder ce que personne ne veut entendre : le discours d’hommes et de femmes égarés dans une douloureuse folie. Et si la parole du « fou » est criante, certaines violences sociétales sont sourdes : elles n’entendent pas les souffrances qu’elles engendrent. Raymond Depardon signe ici un film politique, qui nous indique ce contre quoi nous devrons continuer de résister, et ceux qu’il ne faut pas cesser d’écouter. Il redonne de la valeur à la parole du fou, en tirant les conséquences du dit de Foucault qui ouvre le film : « de l'homme à l'homme vrai, le chemin passe par le fou » (3).

    (1) Entretien avec Raymond Depardon, et Claudine Nougaret, propos recueillis par Jonathan Chalier, et Emmanuel Delille, La beauté des Humiliés, Editions Esprit | « Esprit » 2018/1 Janvier-Fevrier | pages 228 à 234

    (2) Jacques Lacan, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, la leçon du 17 mars 1965, p 234, séance du 17 mars 1965. 3 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Editions du Seuil, Paris, p. 234 4

    (3) Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, 1961, Gallimard

    Partager via Gmail

    1 commentaire
  • Get out - Jordan Peele (2017)J'ADORE


    Premier film de Jordan Peele brillant ! Dans la même veine que I'm not your negro de Raoul Peck (2017), l'approche de la question raciale est complexe, originale, et nourrie de multiples références à l'Histoire. Sans oublier d'ancrer la question noire dans la modernité. Car si le clivage noir/blanc est très marqué aux Etat-Unis, après cinquante ans de recul sur l'égalité des droits civiques la question de l'identité noire est en pleine évolution, et c'est sans doute a cet endroit que de nouvelles peurs apparaissent également. 

    Peele ne cesse de renverser les stéréotypes, et si sa construction est très voir trop lisible, elle n'en est pas moins cohérente et franche. Son personnage principal n'est pas forcement beau physiquement alors que sa petite amie blanche est en phase avec les canons de beauté de l'époque. Pourtant intérieurement, la beauté est du côté du héros noir Chris (en partie parce qu'il sait voir la beauté du monde comme le montre son travail de photographe qui ouvre le film) quand la laideur est du côté de la jeune femme Rose dénuée d'affects et manipulatrice. Toute la mise en scène porte sur cette question - qui est également au coeur de l'art cinématographique - à savoir comment révéler ce qui se joue derrières les apparences. 

    Car d'apparence la famille blanche de Rose est parfaite. Ils sont très riches, font des métiers prestigieux  : psychiatre pour la mère et neuro-chirurgien pour le père et ils accueillent Chris de manière chaleureuse en disant "qu'Obama a été le meilleur président des Etats-Unis". Seulement voilà, on sent vite que la réalité se déforme et qu'il y a un envers du décors à redouter dans cette maison de laquelle y va falloir sortir. Et en effet, autre renversement malin, la sorcellerie est du côté de ce microcosme de riches WASP où se pratiquent l'hypnose tel un envoutement, et des manipulations biologiques occultes épouvantables (dans lesquelles on peut voir une critique d'une science contemporaine qui devient folle quand elle veut réduire le sujet humain à son cerveau !).

    Rien de très surprenant jusqu'à la soirée mondaine qui voit débarquer tous ces vieux riches blancs en laissant penser qu'ils sont tous présents à cet endroit parce qu'il convoitent Chris. Ils sont attentifs à la forme de son corps, à ses gènes, à sa puissance, à son énergie, à ses éventuelles performances sexuelles, à son talent de photographe... mais que convoitent-ils de si précieux chez ce jeune afro-américain ? Que lui veulent-ils ? Qu'est-ce qu'il a qu'eux n'ont pas ? Le film devient à ce moment là très angoissant, en même temps qu'il est important de réhabiliter cette représentation des oppressions que subirent les noirs aux Etats-unis non pas fondées sur une pseudo infériorité raciale, mais au contraire sur ce que le noir a en plus (de fantasmé ou de réel).

    C'est là que cette nouvelle génération de cinéastes afro-américains, qui ont lu James Baldwin et qui ont plus de quarante ans, déterrent la question raciale avec maturité. Il ne s'agit pas tant de rappeler à quel point les noirs ont été les victimes innocentes de cruels esclavagistes blancs, que de déconstruire les rouages de cette volonté de domination et les affects pathogènes qui continuent de se propager dans les familles. Chez Jordan Peele, cette maison hantée par un retour de l'esprit esclavagiste, et de laquelle il faut réussir à sortir (Get out!), c'est un endroit où il y a un manque fondamental chez le blanc qui demande a être compensé par un on ne sait quoi que détiendrait le noir. C'est important de le souligner avec emphase, car cela libère du sentiment d'infériorité que peut avoir été intériorisé chez tant de descendants d'esclaves. C'est ce qui donne à ce film sa dimension jouissive car s'identifier à Chris s'est s'identifier à une belle personne, sincère et bienveillante, qui est admiré parce qu'il détient des qualités multiples et surtout celle que tout le monde rêve d'avoir : he gots soul ! C'est cela qui se cache derrière les apparences de Chris, et dont il n'est même pas conscient lui-même : il est du côté de l'être (non pas de l'avoir), il a une sensibilité au monde, une réelle l'empathie pour les autres, et une manière de voir singulière qui permet de dire qu'il a une âme. 

    Alors finalement, ce qui a provoqué ces drames de l'Histoire est à comprendre du côté de la culture de l'américain blanc capitaliste (comme les Blacks Panthers désignaient leur ennemis par le mot "Pigs", soit précisément des blanc capitalistes et non pas tous les blancs, nuance). Alors comment le cinéma peut s'emparer d'une représentation de ces "Pigs" pour qu'ils se regardent en face à leur tour. Jordan Peele s'y risque et n'y va pas avec le dos de la cuillère ! Il montre des blancs complètement dénués d'affects, ayant élevé l'art de hypocrisie à son sommet, du côté de la science sans conscience, et avides de chaires fraiches tels des ogres incapables de sentir en quoi vivre peut aussi relever d'un plaisir contemplatif.  Ils sont sans cesse concernés par ce qui leur manque au lieu de se réjouir de ce dont ils disposent, alors toujours en quête d'un "plus de jouir" : plus de sexe, plus de jeunesse, plus de pouvoir, plus d'argent, plus de force... Sans comprendre que leur manque à être (question cruciale posée par Shakespeare : to be or not to be ?) ne se trouve pas du côté matériel du monde...  

    Certains journalistes racontent que lors de la projection de ce film dans les quartiers afro aux Etats-Unis en 2017, les publics étaient hystériques et je peux l'imaginer. Car Jordan Peele met en scène ce que Tarantino a compris depuis longtemps, à savoir l'immense plaisir qu'il peut y avoir dans la vengeance ! Chris va échapper à l'horreur de sa décomposition physique et mentale prévue par cette famille terrifiante, en tuant sans pitié le frère, le père, la mère, puis on l'espère l'immonde jolie jeune fille. J'ai rarement ressentie une violence au cinéma aussi cathartique je l'avoue et il me parait évident que seul le genre de l'horreur au cinéma est à même de traiter ce type de questions politiques difficiles.

    La fin nous révèle que le père neuro-chirurgien greffe des parties de cerveaux de ses amis blancs dans des cerveaux de corps noirs pour leur fournir ce qui leur manque. Quelle image redoutable que ce cerveau d'homme blanc riche jeté vulgairement à la poubelle lors de l'opération ! Et là où la science croit pouvoir fabriquer de l'humain, ce moment surnaturel du film montre que ce serait vain de toute façon, puisque la femme de ménage noire dans laquelle est greffé le cerveau de la grand-même blanche n'en a quand bien même toujours pas d'âme, et reste tel un mort vivant toujours figé dans un recoin de l'immense maison. 

    Enfin, ce qu'il reste à noter dans ce film c'est quand même la neutralité du personnage principal, Chris, tout au long de la première moitié du film. Film qui commence d'ailleurs par de la mousse à raser blanche qu'il pose sur son visage. Car en creux il y a aussi cette question de l'afro-américain qui peut/veux devenir comme un blanc matérialiste, et qui commence à perdre son âme. Ce personnage noir, ancien musicien de jazz, qui a été lobotomisé pour intégrer un vieil homme blanc dans son cerveau, est tout de suite perçue comme bizarre par Chris que le croyait a priori "des siens". Qu'est qu'un noir qui devient comme un américain capitaliste? Dans ce film, c'est un noir qui n'a pas de groove, qui n'est pas chaleureux, qui se tient figé et qui parle de mondanités inutiles dans une soirée, un noir qui accepte une nouvelle domination.  C'est ce qu'il risque d'arriver à Chris dans l'histoire s'il ne se défend pas. Et c'est peut-être ici que ce situe la véritable angoisse du propos : maintenant que les noirs vivent depuis 50 ans aux Etats-Unis, égaux en droits et de plus en plus souvent dotés d'un bon niveau universitaire et matériel, quelle est leur évolution à venir ? Certains ne sont-ils pas en train de devenir des "Pigs" également ? C'est à dire épouser l'esprit de l'Amérique capitaliste si loin de l'esprit du jazz et de leur mémoire passée. La véritable horreur du film n'est-elle pas dans ce cauchemar d'une dépersonnalisation, d'une distorsion de sa propre identité ?

     

    Autre fin tournée par Jordan Peele, sans avoir été retenue :

    -> https://www.youtube.com/watch?v=A3JS7_OcPWQ

     

    Fiche technique

    Distribution

      

    Box office :

    coûte 5M de dollars pour en rapporter 255M.

    (film le plus rentable en 2017)

    Partager via Gmail

    2 commentaires
  • Raymond Depardon, maître du film documentaire, est connu pour la mise en place de dispositifs minimalistes lui permettant de mettre face à face les institutions et des personnes en marge de la société. Comme dans Faits divers (1983) et dans Délits Flagrants (1994), dans ce film 12 jours  sorti en 2017,  il s'agit à nouveau de montrer le corps judiciaire, mais cette fois-ci dans sa confrontation avec des malades internés sous contrainte en hôpital psychiatrique. Une nouvelle loi de 2013 oblige l’hôpital à présenter les hospitalisés devant un juge des libertés dans les 12 jours qui suivent leur internement, et c'est alors que Depardon saisie ce moment de dialogue entre le psychotique et le juge, entre le borderline et celui qui fixe les limites, entre l'irrationnel et la raison pratique, entre le marginalisé et la République, entre le faible et le fort. Mais y a-t-il un dialogue possible ?

     

     

    Lors de l'entretien, un simple bureau sépare le juge et la personne internée. La caméra se trouve à quelques mètres et à égale distance l'un et de l'autre. Le spectateur n'est ni du côté du juge, ni du côté du malade. Aucun des deux protagonistes n'est plus grand que l'autre dans le cadre. Aucun montage n'avantage l'un sur l'autre dans le temps. Et, avant que toute parole ne soit prononcée, rien dans les visages montrés en gros plan ne permet de distinguer le juge du fou. Deux êtres humains se font face, et vont devoir échanger pour déterminer si cet internement est justifié ou non. Le juge n'est pas psychiatre mais dispose d'un dossier médico-légale, de plus il va écouter un avocat présent pour défendre la volonté du patient, qui souvent demande un retour à la liberté. Tous les hommes et femmes montrés dans le film vont être maintenu en hospitalisation forcée.

    12 jours - Raymond Depardon (2017)

    12 jours - Raymond Depardon (2017)

    Le début de chaque entretien est cordial, et le laps de temps d'un échange de paroles banales, le spectateur peut espérer que l'auditionné ne soit pas vraiment malade et qu'il puisse être libéré. Pourtant force est de constater, à mesure que l'entretien évolue que le dialogue devient de plus en plus incongru, parce que le discours du patient dérape vers des représentations imaginaires et douloureuses : une jeune fille se plaint d'être télécommandée à distance par une femme jalouse d'elle ; une autre se sent persécutée dans le cadre de son travail chez Orange ; un homme raconte se préparer pour être le futur président de la République, un autre parle d'armes à feu et de forces terroristes qui l'oppresse. Chaque complainte rappelant des malaises de notre société contemporaine : l'aliénation aux réseaux sociaux, la souffrance au travail, la mort du père, la fabrication du religieux terroriste... Raymond Depardon le souligne lui-même : « en réalisant ce film en marge de notre société, on produit une photographie assez précise des 60 millions de Français. Depuis la marge, on voit bien la société française d’aujourd’hui. En effet, si on récapitule : on a le nom d’un grand opérateur de téléphonie, le mot « kalachnikov », les gardes d’enfant, le suicide, Besancenot... »1.

    12 jours - Raymond Depardon (2017)

    12 jours - Raymond Depardon (2017)

    Les malades sont de toutes les origines culturelles, de tous les âges, de toutes les classes sociales. Ils ont en commun une détresse fondamentale qui leur a fait perdre pieds avec la réalité. La folie est sans doute la plus grande des injustices. Pourquoi certains d'entre nous connaitrons la chaleur de l'amour partagé quand d'autres âmes n'auront à vivre que l'errance, la solitude et la souffrance psychique ? C'est une cruauté du réel impossible à comprendre, et c'est pour cela que le cinéma est ici nécessaire pour ajouter des signes au mots. Car ce sont les émotions qui se dessinent peu à peu sur les visages qui permettent d'accompagner le spectateur dans cette confrontation avec le discours psychotique. Bizarrement, ce film révèle que les visages des malades restent figés et assez monocordes finalement quand ce sont les visages des juges qu'on voit se déformer sous le poids de l'empathie qu'ils ressentent pour ceux qui doivent rester enfermés. Les visages des juges, ne sont pas loin du visage du spectateur, qui en tant que témoin de ces drames intimes est chargé d'une infinie tristesse. Parce que ne pas être fou, c'est aussi savoir se laisser traverser par l'autre sans avoir à tout contrôler, se laisser traverser par une simple émotion devant ce qui nécessiterait de trop complexes réflexions.

    12 jours - Raymond Depardon (2017)

    12 jours - Raymond Depardon (2017)

    Pourtant par cette expérience cinématographique, il a été question de regarder ce que personne ne veut voir : l'homme égaré dans une douloureuse folie. Et si le psychotique est criant, certaines violences sociétales sont sourdes, et c'est en cela que Depardon signe un film politique, qui nous indique ce contre quoi nous devrons résister et qui redonne de la valeur au discours des humiliés. Parce que, comme le dit la citation de Foucault qui ouvre le film «  de l'homme à l'homme vrai, le chemin passe par le fou ».

     

    1 Entretien avec Raymond Depardon, et Claudine Nougaret, propos recueillis par Jonathan Chalier, et Emmanuel Delille, La beauté des Humiliés, Editions Esprit | « Esprit » 2018/1 Janvier-Février | pages 228 à 234

      

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Critique Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/olivier-beuvelet/blog/021217/homme-fou-homme-vrai-12-jours-de-depardon

    Critique Le Monde : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/11/29/12-jours-une-chambre-d-echo-aux-detresses-contemporaines_5221789_3476.html

    Fiche Technique : 

     

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Bienvenue à Suburbicon - George Clooney (2017)J'AIME BIEN

    Surtout pour la clarté du propos politique. Inspiré sans doute par le documentaire de Raoul Peck "I'm not your negro" ou tout au moins par la pensée de James Baldwin. Ici la violence de l'américain WASP est criante avec son évident transfert sur l'afro américain dont il fait le bouc émissaire de tout ce qu'il ne veut pas voir en lui.

    Le film commence comme un épisode de Desperate Housewives, dans une banlieue parfaite avec des habitants très propres sur eux. Les premières images du film glissent d'une brochure marketing vers un environnement humain qui semble y coller trait pour trait. Tout est dit : le grand talent des américains c'est le marketing, cette grande maitrise des apparences pour mieux masquer un certain côté obscur...

    Dans ce début des années 60, pendant que le quartier blanc se révolte injustement contre l'arrivée de la première  famille noire dans cette banlieue bourgeoise ; se joue dans la maison d'à côté une violence intime d'une autre envergure. Ce pauvre garçon qui comprend que son père a tué sa mère handicapée, pour baiser avec sa belle-soeur façon S.M., afin de se procurer l'assurance vie, après avoir pactisé avec la mafia... Avec un père sans âme prêt à tuer son propre fils pour ne pas aller en prison. Clooney et ses potes les Cohen n'y ont pas été avec le dos de la cuillère !!

    Pourtant toutes ces allégories fonctionnent bien sur le plan politique, telle une critique de la société américaine où se joue différentes violences à plusieurs les niveaux : maltraitance des enfants, perversité du marketing, cupidité, corruption, racisme anti noir, et surtout pères défaillants incapables de transmettre des valeurs nobles à la génération qui arrive.

    Une jeunesse de laquelle Clooney attend de la lucidité et suffisamment d'intelligence pour dépasser la barrière créer par l'histoire entre les noirs et les blancs en Amérique. Comme l'illustre le dernier plan du film avec ses 2 enfants traumatisés, l'un noir l'autre blanc,  qui jouent au baseball au travers des barrières construites entre eux par les adultes.

    C'est politiquement engagé, dans le bon sens, mais les scènes sont trop techniques, le style trop lisse, les acteurs trop acteurs pour que la magie du cinéma opère. C'est pas du grand cinéma, mais George Clooney président !

    Fiche technique :

    Producteurs délégués : Barbara A. Hall et Joel Silver

     Distribution :

     

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • La belle et la meute - Kaouther Ben Hania et J'AIME BIEN, MAIS...

    Après le temps du Jasmin en 2011 qui a fait espérer toute la jeunesse du monde arabe, Ben Hania nous fait déchanter devant une représentation anxiogène de la société tunisienne post-révolution et pourtant toujours lacunaire en terme de droits. Un film assurément féministe mais idéologiquement gênant...

    Une scénographie de théâtre à l'intérieur d'une mise en scène de cinéma est une forme audacieuse et techniquement assez complexe à réaliser. Chaque chapitre est un plan séquence d'environ 10 minutes, avec une succession de mouvements très précis qui rappellent la prouesse d'Hitchcock dans le film "La corde" (puisque lui aussi devait changer de bobine à l'issue de chaque plan séquence de 10 minutes). Une technique au service d'une dénonciation franche du peu de progrès démocratique en Tunisie. Ce pays étant encore sclérosé par la corruption, la tradition, et le poids de l'honneur familiale porté par les femmes. Ce choix de mise en scène théâtrale permet un excès dramatique dans le ton, mais donne aussi une impression de caricature.

    C'est un film de femme qui traite d'une angoisse de femme : la peur des hommes. Soulevant une question qu'on se pose toutes, à savoir comment vivre pleinement sa féminité sans risquer de s'attirer le désir (par nature agressif) des hommes. Comment donner à voir sa beauté sans être accusée d'être une tentatrice. Comment assumer son goût pour les hommes sans se sentir coupable. Cette problématique est universelle, et sans doute d'autant plus aiguë dans un monde arabe où la tradition laisse peu de place au plaisir de jouer avec sa féminité, par conséquent peu de place au plaisir érotique partagé en général, et donc une large tendance à la frustration.

    Mais si on se dit que l'harmonisation des rapports hommes/femmes est un problème d'ordre culturel, qui dépend de ce qui circule dans une société constituée d'hommes et de femmes, on regrette  que les hommes soient à ce point déshumanisés dans cette histoire. S'il est bien sûr légitime de se battre pour que la femme soit mieux protégée par la loi, s'il est bien sûr légitime de mettre en place des contre-pouvoirs pour limiter les abus de la police, il est dommage de comparer les hommes tunisiens à une meute de chiens. Cette analogie trop explicite dans le film me met mal à l'aise...

    La belle et la meute - Kaouther Ben Hania et

    On touche du doigt là où la lutte féministe devient gênante, quand elle diabolise le masculin en général, quand elle le déshumanise comme dans un processus de guerre où l’ennemi n'est qu'un barbare avec lequel tout dialogue devient impossible. Puisque la parole est ce qui fait lien entre les êtres humains, comment progresser culturellement avec une meute de chiens en présence ?

    Le viol à l'origine de ce récit met le spectateur immédiatement du côté de l'héroïne avec l'injonction de rendre impossible toute critique à son encontre. L'indication que ce film est tiré d'une histoire vraie tente de mettre le spectateur dans un état d'empathie plus que certain (je m’interroge de plus en plus sur la disparation de cette phrase au début des film "Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite"). Car si on fait l'exercice de mettre de côté l'histoire vraie d'une femme violée par des policiers - drame qu'on ne peut que condamner avec vigueur - que voit-on dans cette fiction ?

    Une représentation de la femme dans sa continuelle beauté quelques soit les circonstances. Tout au long du film, l'héroïne reste dans sa belle robe de satin bleue glamour telle une actrice de l'âge d'or Hollywood qui sublimerait la laideur du monde environnant. Elle reste dans cette splendeur innocente même dans la salle d'attente des urgences d'un hôpital bondé, ou seule dans les rues la nuit, ou encore lors de sa déclaration de plainte devant de virils policiers. C'est très cinématographique, très joli mais cela soulève une question de l'ordre du pouvoir.

    La belle et la meute - Kaouther Ben Hania

    Car si on se détache de ce qu'il y a de fascinant dans la beauté féminine, si on cesse d'être sous l'emprise de l'attractivité magique du féminin, si on sort du vecteur inconscient qui nous range du côté du beau ; il s'agit de comprendre que la beauté est un pouvoir. La force physique de l'homme est un pouvoir. La beauté de la femme est un pouvoir.  La beauté est une force, et il suffit pour s'en convaincre de voir ce qu'elle est capable de mobiliser comme énergie chez qui veut la posséder (homme ou femme). C'est pour cela qu'elle est première au service du capitalisme pour vendre du savon ou des voitures!

    C'est peut-être pour cela que le Père reste hors champ à la fin du film, quand son arrivée aurait été une sacrée ponctuation ? Le Père aurait pu représenter l'homme juste qui protège (enfin!) en limitant le pouvoir des hommes abusifs. Mais le Père est aussi celui qui doit limiter le pouvoir d'attractivité de sa fille qui ne peut pas se jouer partout (non pas parce qu'elle est coupable d'être belle, mais parce qu'il est naïf de penser que susciter le désir des hommes est sans danger).

    C'est ici que je vois du particulier dans le regard de Ben Hania, sous la forme d'une revendication d'un pouvoir féminin sans limite. L'utopie d'une société où le désir masculin serait sans cesse retenu et sans risque ; pour permettre au plaisir d'être femme de s'exprimer tout le temps. Une sorte de basculement du pouvoir du côté de la femme, libre de manifester sa beauté en permanence sans se soucier du désir qu'elle entraine, et tenant les hommes à distance malgré leur supériorité physique. Une domination comme renversée, certes jouissive pour les femmes sur le plan de la revanche (compte-tenu d'une domination masculine aujourd'hui écrasante pour les femmes du monde entier), mais toujours sans doute insatisfaisante sur le plan érotique, et douloureux pour nos civilisations.

     

    Fiche technique :

    • Titre original : Aala Kaf Ifrit
    • Réalisation : Kaouther Ben Hania
    • Scénario : Kaouther Ben Hania
    • Photographie : Johan Holmquist
    • Montage : Nadia Ben Rachid
    • Musique : Amine Bouhafa
    • Production : Nadim Cheikhrouha
    • Pays d’origine : Tunisie
    • Langue originale : arabe
    • Format : couleur
    • Genre : thriller, drame
    • Durée : 100 minutes
    • Dates de sortie :  France : octobre 2017
    • Budget : 850 000 euros

    Distribution :

     

    Partager via Gmail

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique